La guerre économique

«La guerre militaire n'était réellement jadis qu'un des aspects de la politique. Elle engageait un très petit nombre d'hommes, mais elle les engageait à fond. Elle avait sa morale particulière fondée sur une certaine conception de l'honneur propre au soldat, et qui n'était pas bien différente, en somme, de celle que les enfants observent dans leurs jeux. Le monde moderne a tué la guerre militaire non par amour de la paix, comme il l'affirme avec impudence, mais parce qu'il s'est toujours passé (...) d'intégrer la guerre nouvelle dans son vaste système d'asservissement de l'homme à l'Économique - c'est-à-dire d'en faire un des éléments essentiels et permanents de l'Ordre nouveau. La préparation à la guerre qui entretient et accélère sans cesse le rythme de la Production, et la guerre qui détruit les réserves accumulées, et creuse le gouffre que la Production devra combler, sont comme les deux temps, la diastole et la systole, du cœur d'acier de ce prodigieux robot. Une telle guerre ne saurait être que totale, la guerre totale s'est substituée à la guerre militaire ainsi qu'une tumeur à l'organe détruit. La guerre totale ne fait pas seulement partie du système, elle est ce système lui-même, à son plus haut degré d'efficience. Comme nous venons de le voir, la Force - au service de quelque cause que ce soit, juste ou injuste - ne peut opposer à la guerre totale que la guerre totale elle-même. Il est clair que la guerre totale impose à tous non seulement ses méthodes, mais son esprit, au point que le plus merveilleux de ses instruments et qui peut lui servir d'emblème ou de symbole, c'est-à-dire la bombe atomique, est entré dans l'histoire sous le signe des démocraties. La guerre totale allemande devait tôt ou tard aboutir à la bombe atomique. Mais par une espèce de raillerie du Destin, le plus monstrueux des rêves nazis s'est trouvé réalisé par la démocratie américaine.

On a répété déjà bien des fois, et sur tous les tons, que l'Ordre en train de naître était un ordre inhumain. Nous l'avions cru jadis impossible. La bombe atomique le rend possible, elle le met à notre portée. L'humanité se trouve désormais divisée en deux parts, d'ailleurs très inégales. La première accepte, sous le nom de Progrès, cet Ordre, elle y a déjà conformé son esprit. La deuxième - ou plutôt ta poignée d'hommes qui la refusent - ne saurait rien lui opposer que son refus. La barbarie polytechnique menaçante n'a plus devant elle que des consciences. Mais les consciences ne sont pas des signes abstraits, elles s'incarnent, elles animent des êtres de chair et de sang, capables de souffrir et de mourir. La barbarie polytechnique, demain comme hier, reculera devant les Martyrs. »

suiteGeorges Bernanos a écrit ceci aux lendemains de la Libération, en 1946