MELMOTH, d'Honoré de BALZAC Il n'y a pas que
les avoirs qui sont toxiques dans cette crise financière du monde
capitaliste, le système financier l'est aussi et l'on craint les
conséquences de la libéralisation (déréglementation)
sur l'économie réelle. Voici le
portrait d'un caissier de banque peint au vitriol par Honoré de
Balzac, tiré d'un conte fantastique : '“Melmoth réconcilié”
(1835).
“Il est une
nature d'hommes que la Civilisation obtient dans le Règne Social,
comme les fleuristes créent dans le Règne végétal
par l'éducation de la serre, une espèce hybride qu'ils
ne peuvent reproduire ni par semis, ni par bouture. Cet homme est un
caissier, véritable produit anthropomorphe, arrosé par
les idées religieuses, maintenu par la guillotine, ébranché
par le vice, et qui pousse à un troisième étage
entre une femme estimable et des enfants ennuyeux. Le nombre des caissiers
à Paris sera toujours un problème pour le physiologiste.
A-t-on jamais compris les termes de la proposition dont l'X connu est
un caissier ? Trouver un homme qui soit sans cesse en présence
de la fortune comme un chat devant une souris en cage ? Trouver un homme
qui ait la propriété de rester assis sur un fauteuil de
canne, dans une loge grillagée, sans avoir plus de pas à
y faire que n'en a dans sa cabine un lieutenant de vaisseau, pendant
les sept huitièmes de l'année et durant sept à
huit heures par jour ? Trouver un homme qui ne s'ankylose à ce
métier ni les genoux ni les apophyses du bassin ? Un homme qui
ait assez de grandeur pour être petit ? Un homme qui puisse se
dégoûter de l'argent à force d'en manier ? Demandez
ce produit à quelque Religion, à quelque Morale, à
quelque Collège, à quelque Institution que ce soit, et
à Paris, cette ville aux tentations, cette succursale de l'Enfer,
comme le millieu dans lequel sera planté le caissier ! En bien
! les Religions défileront l'une après l'autre, les Collèges,
les Institutions, les Morales, toutes les grandes et les petites Lois
humaines viendront à vous comme vient un ami intime auquel vous
demandez un billet de mille francs. Elles auront un air de deuil, elles
se grimeront, elles vous montreront la guillotine, comme votre ami vous
indiquera la demeure de l'usurier, l'une des cent portes de l'hôpital.
Néanmoins, la nature morale a ses caprices, elle se permet de
faire çà et là d'honnêtes gens et des caissiers.
Aussi, les corsaires que nous décorons du nom de Banquiers et
qui prennent une licence de mille écus comme un forban prend
ses lettres de marque, ont-ils une telle vénération pour
ces rares produits des incubations de la vertu qu'ils les encagent dans
des loges afin de les garder comme les gouvernements gardent les animaux
curieux. Si le caissier a de l'imagination, si le caissier a des passions,
ou si le caissier le plus parfait aime sa femme, et que cette femme
s'ennuie, ait de l'ambition ou simplement de la vanité, le caissier
se dissout. Fouillez l'histoire de la caisse ? Vous ne citerez pas un
A seul exemple de caissier parvenant à ce qu'on nomme une position.
Ils vont au bagne, ils vont à l'étranger, ou végètent
à quelque second étage, rue Saint-Louis-au-Marais.
Quand les caissiers parisiens auront réfléchi à
leur valeur intrinsèque, un caissier sera hors de prix. Il est
vrai que certaines gens ne peuvent être que caissiers, comme d'autres
sont invinciblement fripons. Étrange civilisation ! La Société
décerne à la Vertu cent louis de rente pour sa vieillesse,
un étage, du pain à discrétion, quelques foulards
neufs et vieille femme accompagnée de ses enfants. Quant au Vice,
s'il a quelque hardiesse, s'il peut tourner habilement un article du
Code comme Turenne tournait Montécuculli, la Société
légitime ses millions volés, lui jette des rubans, le
farcit d'honneurs, et l'accable de considération. Le Gouvernement
est d'ailleurs en harmonie avec cette Société profondément
illogique. Le Gouvernement, lui, lève sur les jeunes intelligences,
entre dix-huit et vingt ans, une conscription de talents précoces;
il use par un travail prématuré de grands cerveaux qu'il
convoque afin de les trier sur le volet comme les jardiniers font de
leurs graines. Il dresse à ce métier des jurés
peseurs de talents qui essayent les cervelles comme on essaye l'or à
la Monnaie. Puis, sur les cinq cents têtes chauffées à
l'espérance que la population la plus avancée lui donne
annuellement. Il en accepte un tiers, le met dans de grands sacs appelés
A ses Écoles, et I'y remue pendant trois ans: quoique chacune
de ces greffes représente d'énormes capitaux, il en fait
pour ainsi dire des caissiers; il les nomme ingénieurs ordinaires,
il les emploie comme capitaines d'artillerie ; enfin, il leur assure
tout ce qu'il y a de plus élevé dans les grades subalternes.
Puis, quand ces hommes d'élite, engraissés de mathématiques
et bourrés de science ont atteint l'âge de cinquante ans,
il leur procure en récompense de leurs services le troisième
étage, la femme accompagnée d'enfants, et toutes les douceurs
de la médiocrité. Que de ce Peuple-Dupe il s'en échappe
cinq à six hommes de génie qui gravissent les sommités
sociales, n'est-ce pas un miracle ?
Ceci est le bilan exact du Talent et de la Vertu, dans leurs rapports
avec le Gouvernement et la Société à une époque
qui se croit progressive. Sans cette observation préparatoire,
une aventure arrivée récemment à Paris paraîtrait
invraisemblable, tandis que, dominée par ce sommaire, elle pourra
peut-être occuper les esprits assez supérieurs pour avoir
deviné les véritables plaies de notre civilisation qui,
depuis 1815, a remplacé le principe Honneur par le principe Argent.
Par une sombre journée d'automne, vers cinq heures du soir, le
caissier d'une des plus fortes maisons de banque de Paris travaillait
encore à la lueur d'une lampe allumée déjà
depuis quelque temps. Suivant les us et coutumes du commerce, la caisse
était situ&eAacute;e dans la partie la plus sombre d'un entresol
étroit et bas d'étage. Pour y arriver, il fallait traverser
un couloir éclairé par des jours de souffrance, et qui
longeait les bureaux dont les portes étiquetées ressemblaient
à celles d'un établissement de bains. Le concierge avait
dit flegmatiquement dès quatre heures, suivant sa consigne :
La Caisse est fermée. En ce moment, les bureaux étaient
déserts, les courriers expédiés, les employés
partis, les femmes des chefs de la maison attendaient leurs amants,
les deux banquiers dînaient chez leurs maîtresses.
Tout était en ordre. L'endroit où les coffres-forts avaient
été scellés dans le fer se trouvaient derrière
la loge grillée du caissier, sans doute occupé à
faire sa caisse.”
Dans ce conte de Balzac,
la tentation de prendre dans la caisse, à force de voir circuler
tant d'argent, fait du caissier un possédé du démon,
car Satan prend successivement possession d'un esprit humain, et c'est
ainsi qu'il perpétue ses forfaits et ses crimes tout en se perpétuant.
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